Depuis quelques années, les groupes de China Grass, ou country chinoise, essaiment sur les scènes underground et font entendre d’autres voix venues des marges du pays. Une façon pour les minorités d’exister dans un paysage culturel dominé par les Han.
Chevaux, plaines désertiques, instruments acoustiques et rythmes folks. A peu de choses près, on pourrait se croire au milieu de grands espaces américains. Pourtant, à côté des guitares, se font entendre des violes, des tambours traditionnels et les voix rauques de musiciens dont l’apparence mêle les attributs des bikers aux tuniques mongoles ancestrales. Car c’est en Chine qu’émerge depuis quelques années la China Grass, un genre musical à la croisée du rock et des chants traditionnels.
Pour Léo, la trentaine, commercial le jour, amateur de rock la nuit, la « China Grass est à la Chine ce que le country est aux Etats-Unis ». Emmanuel Lincot, spécialiste de l’histoire culturelle de la Chine, rappelle cette filiation entre région de l’Ouest et Far West américain : « Le Tibet et le Xinjiang − et plus généralement l'Asie centrale − constituent cet autre Occident auquel des générations d'artistes et d'intellectuels n'ont cessé de se référer. Le Far West chinois est roboratif et est synonyme de pureté comme le serait par exemple le Nouveau-Mexique pour les néo-écolo-bobos américains. »
Parmi les groupes les plus emblématiques de la China Grass, Hanggaï (Mongolie- Intérieure), Mamer (Xinjiang), Sharen (Buyi) ou Zhang Quan ont gagné un écho grandissant en Chine. Hanggaï était ainsi une des têtes d’affiche du Strawberry Festival, qui s’est tenu à Shanghaï du 1er au 3 mai 2014, au lendemain du passage du groupe électro français Justice.
Des chants traditionnels version rock
Difficile pourtant pour une musique associant rock et musique traditionnelle de se faire une place au sein du marché chinois, « hostile à tout ce qui ne sonne pas pop », confirme Ilchi, chanteur de Hanggaï. Ces groupes doivent leur notoriété au soutien de labels internationaux. De grands producteurs américains tels que Ken Stringfellow (producteur de R.E.M et de Neil Young) pour Hanggaï ou le label Real World Records (Peter Gabriel) pour Mamer ont misé sur eux. Leur nouveauté tient autant au mélange des genres qu’à leur originalité. Les rythmiques galopantes produites par les morrin kuur (viole), les dombra (luth) et les kobyz (guitare) imitent la course des chevaux et s’accompagnent de techniques vocales traditionnelles, comme le khoomei, une certaine vibration du larynx utilisée dans les chants mongols.
De la World Music ? Ces groupes rejettent cette étiquette. Leur projet musical cherche certes à « moderniser un répertoire populaire et traditionnel » pour transmettre « les rythmes universels qui habitent les airs folkloriques de [leur] enfance », explique Ilchi. Mais c’est bien de rock dont il s’agit, ajoute cet ancien chanteur de punk rock du groupe T9, qui arpentait il y a quelques années encore les scènes underground de Pékin. Lui et ses partenaires en ont gardé les allures, affichant fièrement leur barbe et leur veste en cuir : « Le rock, c’est un esprit, et cet esprit est présent dans les chants traditionnels mongols ! »
La China Grass, porte-parole des minorités ?
Dans la Chine aux cinquante-cinq minorités, dominée par la culture han, abondamment relayée par les médias nationaux (les Han représentent 92 % de la population chinoise), les morceaux estampillés « China Grass » sont autant de voix dissonantes donnant à entendre la langue et les traditions orales des peuples des périphéries. L'historien Emmanuel Lincot y voit même une forme de « tradition réinventée qui revendique le choix d'une appartenance linguistique vernaculaire », sans nécessairement vouloir remettre en cause la culture majoritaire.
En réinventant ces traditions, les formations ouïgoures, mongoles ou kazakhes mettent à distance le folklore qui leur est traditionnellement associé et séduisent un public chinois et international toujours plus important. Hanggaï fera ainsi entendre la langue mongole à l’occasion de plusieurs concerts en Australie, aux Etats-Unis et en Allemagne les mois prochains.
L'aspect transgressif du rock a toutefois ses limites. « Si ces groupes peuvent se produire, c’est qu’ils ont au préalable réussi à passer le test de la censure », rappelle le sinologue et musicien Christophe Hisquin. Aucune revendication politique ou identitaire de ces groupes donc, qui sont loin d’être engagés. La neutralité est de rigueur pour pouvoir exister sur la scène musicale chinoise, comme le rappelle Emmanuel Lincot : « Dans le cas de la China Grass, c'est bien davantage la posture (discours du vêtement, de la gestuelle et mise en scène des musiciens/chanteurs...) que la verbalisation d'un discours politique explicite qui importe pour l'heure. » Il n’empêche que la China Grass diffuse la culture de ces minorités de l’ouest de la Chine, qui font souvent la « une » des médias nationaux pour d’autres raisons.
Alisée Pornet (Monde Académie, à Shanghaï)